Fatima Gallaire : A la recherche de la langue perdue

par Anne Schmidt
Études littéraires maghrébines, Bulletin de liaison n° 16-17, 1998.

La multiplication des absences est lourde à porter certains jours...
(Fatima Gallaire, Rencontre avec des écrivains d’ailleurs)

L’absence et la distance t’ont rendue encore plus grandiose, plus nécessaire à ma vie. Tu es devenue un miroir à l’échelle de l’existence-même.
(Fatima Gallaire, L’Algérie au coeur...)

A la fin des années 90, Fatima Gallaire est surtout connue – en France et à l’étranger – comme dramaturge et romancière francophone, mais beaucoup moins comme cinéaste. Peu importe le genre, le dénominateur commun de toutes ses oeuvres est la double appartenance : à l’Algérie et la France, à l’arabe et le français, à l’Orient et l’Occident. Pour cette Franco-Algérienne, la double identité est une magnifique schizophrénie qui consiste à vivre en même temps deux cultures, deux langues, deux personnalités. Par moments il y en a une qui prend le dessus et l’autre se trouve alors forcément à l’étroit..

Cet article envisage d’illustrer l’importance du choix linguistique de cette créatrice multiple et bilingue à travers quelques exemples de ses activités artistiques, notamment dans le domaine du théâtre. Elle a, en effet, produit 25 pièces de théâtre, de nombreuses nouvelles, plusieurs romans ainsi qu’un petit nombre de vidéos, jusqu’à nos jours.

Dès son enfance dans l’Est Constantinois en Algérie, Fatima Gallaire parle simultanément l’arabe et le français au sein de sa famille. Son entrée dans l’écriture romanesque se fait en langue française. Passionnée pour la littérature, elle écrit ses premières nouvelles lors de ses études en lettres à l’Université d’Alger. Après un séjour à Paris de 1967 jusqu’à 1970, elle ne prend pas seulement goût à la vie de la métropole française, mais également au cinéma. La Cinémathèque d’Alger lui offre son premier emploi comme attachée culturelle durant quatre ans. Ensuite Fatima Gallaire abandonne son travail afin d’étudier le cinéma à l’Université Paris 8 de Vincennes en s’installant à Paris en 1975.

C’est la mort de sa nourrice, en 1984, qui provoque en elle une profonde mutilation, une mutilation de la mémoire engendrant son écriture dramatique un an plus tard. Encore une fois en langue française. A l’âge de 41 ans, l’auteure formule son credo dans sa première pièce de théâtre sous un titre en arabe Haou jition ! ce qui devient en français Ah ! Vous êtes venus... là où il y a quelques tombes :

Je suis venue ici de mon propre gré et je parlerai sans crainte. Je ne crains personne.

Cette déclaration d’une rebelle éternelle, prononcée par l’héroïne Princesse lors de son retour au pays natal, caractérise parfaitement la démarche initiale de Fatima Gallaire. Une démarche de documentariste : prendre la parole est une nécessité existentielle pour elle. Il faut dévoiler la vérité. "Ecrire pour ne pas mourir." Elle précise à ce propos :

En tant qu’écrivain, née au milieu de confluences multiples, habituée aux mélanges des cultures, je me donne le droit de dire tout ce que je pense à propos de la France et de l’Algérie, parce que c’est une histoire d’amour. J’ai le droit de l’écrire et de le livrer au public qui, lui, exerce sa liberté critique.

Son droit d’écrire, l’auteure l’exerce exclusivement en français, dès le début de sa carrière. Etant donné qu’elle vit en France, cela lui permet de toucher un double public, à savoir le public français et le public maghrébin immigré en France. Ce choix n’est pourtant pas facile à porter. En France, ses oeuvres sont classées parmi la littérature francophone maghrébine, c’est-à-dire elles sont exclues de la littérature nationale. En Algérie, son choix en faveur de la langue imposée de l’ex-colonisateur lui vaut des critiques voire des reproches de trahison.

Certes, cette critique ne concerne pas seulement Fatima Gallaire, d’autres auteur(e)s du Maghreb font la même expérience. Pourtant cela n’empêche pas un sentiment de culpabilité et de manque. Ces effets pervers d’une double identité sur le plan linguistique s’aggravent par la décision du gouvernement algérien d’imposer l’arabisation du pays, à partir de l’été 1998. L’ironie du sort, en appliquant le modèle français, unique nation au monde où la législation impose depuis 1794 l’emploi exclusif de la langue nationale dans tous les actes publics et privés, la langue française est devenue en Algérie la première victime de cette mesure. De fait, l’Algérie est un pays multilingue comme la France.

Les conséquences immédiates de l’arabisation en Algérie se traduisent par une situation dramatique dans le domaine médical où on utilise majoritairement le français. Quant à la littérature ou le théâtre, il est trop tôt de prévoir des changements. Est-ce que les auteur(e)s francophones du Maghreb vont commencer à écrire en arabe désormais ? Personne ne peut le savoir.

Fatima Gallaire s’est prononcée au mois d’août sur cette question. Elle comprend l’arabisation comme un défi personnel, comme une chance de retrouver sa langue perdue. Sa décision est prise d’écrire des pièces de théâtre en arabe dialectale. Dans une démarche "de purification", elle envisage de créer des comédies en faveur d’un public algérien ne connaissant depuis des années que la violence, la mort et des tragédies au quotidien. Le rire sera par conséquent une arme efficace pour faire oublier la terreur. Notons que ses comédies écrites en français comptent parmi ses meilleures oeuvres, pour ne citer que Témoignage contre un homme stérile ou Molly des Sables. Son talent pour le comique est incontestable.

Il va de soi que la situation politique actuelle en Algérie ne permettra pas un théâtre de documentariste, c’est-à-dire que la censure n’acceptera jamais des propos critiques concernant la condition féminine, l’intolérance religieuse etc. Consciente de cette problématique, l’auteure vise une nouvelle écriture dramatique, un autre objectif. C’est un retour à l’écriture "jubilatoire". Ecrire pour faire plaisir. L’ancienne fille du pays retourne cette fois-ci non pas comme une rebelle mais comme consolatrice. A travers sa langue perdue, Fatima Gallaire tente aussi à retrouver la légèreté de son enfance, une époque sans souci. Autrement dit, son nouveau choix linguistique diminuera la distance et l’absence sera moins lourde à porter. Il est également une possibilité de se débarrasser de son sentiment de culpabilité vers son pays natal, de vivre sa double identité sans contrainte. Sa double appartenance peut finalement être un enrichissement et non pas un handicap.

Il serait intéressant d’analyser son arabe dialectal pour détecter l’influence de la langue française. Toutes ses œuvres écrites en français sont marquées par la langue arabe, phénomène inévitable chez les auteur(e)s maghrébin(e)s venu(e)s en France. La nouvelle démarche linguistique de Fatima Gallaire pourrait inspirer les maisons d’éditions en France de publier davantage des textes bilingues en vue d’un public bilingue nombreux et en état de manque de la langue du pays d’origine. Ce manque est aussi souvent vécu comme une discrimination linguistique.

Pour terminer, à mon avis, imposer un idéal monolingue est un tort envers les minorités linguistiques dans n’importe quel pays – même s’il peut constituer une chance de retrouver sa langue perdue dans le cas de Fatima Gallaire ou d’autres. Il ne faut surtout pas oublier que le multilinguisme est un indicateur de la démocratie et un garant important de la multiculture d’un pays et du monde entier.

Bibliographie