Fatima Gallaire à Nanterre

par Anne Laurent, p.148-149, Esprit n° 7-8 Juillet-août 1991.

L'Algérienne Fatima Gallaire n'avait pas vingt ans à l'Indépendance. Des études de lettres à l'université d'Alger et des études de cinéma à la faculté de Vincennes en ont fait une intellectuelle occidentale. Si elle a choisi de ne plus écrire finalement que pour le théatre, c'est que « la gloire posthume ne l'intéresse pas » et qu'elle lui préfère « l'émotion indicible qui habite tout "écrivant", quand il voit soudain ses mots, ses phrases, ses expressions prendre vie et forme dans des bouches qui disent et des corps qui incarnent ». Ses thèmes sont ceux de la vie quotidienne, l'amour entre vieux, la polygamie, la douleur toujours évacuée de l'accouchement, ces sujets non épiques qu'on continue à considérer comme mineurs afin de les garder tabous. Depuis sa première lecture en mars 1986, au théâtre Essaïon, sa première pièce, Ah vous êtes venus... là où il y a quelques tombes - une pièce trop chère, trop triste, trop noire- a souvent subi diverses castrations pour vouvoir simplement être entendue. C'ets la version intégrale, sous le titre Princesses(1) que Jean-Pierre a montée au théatre des Amandiers à Nanterre.

C'est l'histoire d'une femme algérienne qui a épousé un français, vit avec lui en France, et retourne dans son village après l morrt de son père. Celui-ci l'a désavouée, mais ses anciennes camarades d'enfance lui sont restées fidèles. Vingt ans après, à travers leurs écrits, elle retrouve instantanément tout son passé, les lieux, les odeurs, les goûts, les sons, les coutumes et les rires d'autrefois. Elle découvre aussi insensiblement les archaïsmes, tout ce qui est resté immobile malgré les espoirs de la révolution. Les violentes hiérarchies, les injustices, les servitudes. Incrédule, avec la naïveté des nouveaux convertis, ayant pris ses nouveaux avantages légaux nationaux pour des droits universels, elle troube alors son destin de bouc émisssaire d'une caricature épouvantable de guerre. Contre elle se déchâinent tous les diables amalgamés en un invraisemblable noeud de rancoeurs inassouvies et fanatiques. princesse, qui pense librement en individu, qui couche avec un non-circoncis, paie de sa vie la haine de l'autre. L'autre religion, l'autre sexe, l'autre génération, l'autre pays, l'autre classe, et l'ancien maître. Les agents de ce lynchage sont les vieilles femmes. Les instigateurs en sont les hommes. Éternel couple politique maître-esclave, tout-puissant parce que toute faiblesse sexuelle en est déseormais banni.

Le texte de Fatima gallaire, dramatique bien plus que littéraire, reprend des rythmes et des modes d'expression typiquement algériens. Il est fait pour l'incantation et véhicule un univers magique donc fait d'emblée d'obcurité. le gynécée ne peut être que sorcier. La mise en scène de Jean-Pierre Vincent entraîne plutôt le spectacle vers l'alternance soleil-ombre du monde méditerranéen, la joie extrêm suivie de la mort imprévisible. Le métier de jean-Pierre Vincent est de « réaliser » les rêves et les peurs qui errent autour des mots et il demeure un incurable optimiste.

On ne revient pas de l'autre côté du miroir alors qu'on se réveille d'un cauchemar. Si tous deux, le texte et la mise en scène, convergent vers le schéma de la tragédie grecque, « l'écart entre la crise d'aujourd'hui et les fondations douloureuses d'autrefois », le spectacle demeure familier et proche. Il ne provoque aucune terreur sacrée, plutôt, simplement, quelques sanglots venus d'on ne sait trop où. ce trouble, extrêmement rare au théatre, vient peut-être du rapprochement sur une scène de ces deux univers, celui d'un homme politique et celui d'une femme jeteuse de sort, pour parler d'une même horreur. Comme si la preuve était faite, à propos de l'Algérie mais valable pour les catastrophes du monde entier, de la permanente proximité de la pensée magique et ses signes, de la fatalité tragique et de ses oracles, aux côtés des grandes révolutions de la modernité. Ça rend très humble.